chaque
instant éviter une tête, enjamber un bras, sauter
par-dessus une poitrine bardée de fer.
Parfois, lorsque l'un des dormeurs faisait un mouvement, Reine
s'arrêtait effrayée. Mais elle reprenait bientôt
sa tâche, et à mesure qu'elle approchait de la table,
le sourire se faisait plus espiègle autour de sa lèvre.
Enfin, elle atteignit la table en passant sur le corps mal bâti
du sieur de Corson, qui ruminait chevrons, bandes, barres, pals,
sautoirs, burelles, lions rampants ou issants, besans, quintefeuilles
et merlettes : toutes les figures du blason.
Elle mit dans son panier deux poulets, un gros morceau de pain
et un flacon de vin vieux qui restait intact par fortune.
Puis elle se redressa, toute heureuse de sa victoire, en secouant
ses blonds cheveux d'un air mutin.
Comme elle s'apprêtait à traverser de nouveau la
salle, cette fois, pour s'enfuir avec les trophées de son
triomphe, elle laissa tomber un regard sur le bon chevalier.
Le chevalier Méloir avait toujours la main sur son escarcelle
rebondie.
Les sourcils délicats de Reine se froncèrent et
son oeil brilla d'un éclair hautain.
-L'or qui doit payer la tête de mon père ! murmura-t-elle.
Il faut croire que, dans ce temps-là, les châtelaines
portaient déjà des ciseaux, car on eût pu
voir dans la main de Reine un reflet d'acier qui passa entre les
doigts de Méloir. Le cordon qui retenait l'escarcelle fut
tranché en un clin d'oeil. Mais l'escarcelle ne tomba point.
La main de Méloir était toujours dessus.
Ces soldats sont vigilants, même
dans le sommeil.
Quand Méloir imposait à son repos la condition de
garder un objet, Méloir s'éveillait, comme il s'était
endormi, la main sur l'objet gardé, que ce fût une
bourse ou une épée.