Ce
fut au tour du Français d'être embarrassé.
Le Normand, lui, avait son idée.
-Mes bons chrétiens, dit-il, on peut arranger ça,
et je serai, s'il vous plaît, de la partie. Ni dés,
ni bâtons ! Faisons un pèlerinage à la maison
de saint Michel, archange, et partons en même temps. Le
premier arrivé sera le maître.
-Tope ! s'écria le Français, qui avait vu le Mont
de loin, en passant sur la route.
-Tope ! dit le Breton qui ne voulait pas reculer. Le Normand sourit
dans sa barbe, parce qu'il connaissait les tangues, étant
du gros bourg de Genest, de l'autre côté d'Avranches.
Ils se donnèrent la main et descendirent tous trois à
l'écurie. Vous dire l'avide curiosité excitée
par cette simple légende dans l'auditoire du maître
Simon Le Priol, serait chose impossible.
D'abord la lutte était bien établie entre les trois
races rivales :
Bretons, Normands, Français ; ensuite il s'agissait des
tangues, ces déserts sans routes tracées, aux dangers
connus et toujours mystérieux ; enfin, on voyait apparaître
dans le lointain du récit la Fée des Grèves,
la mythologie du pays, l'élément surnaturel si cher
aux imaginations bretonnes.La Fée des Grèves allait
jouer son rôle.
La Fée des Grèves ! l'être étrange
dont le nom revenait toujours dans les épopées rustiques,
racontées au coin du foyer.
Le lutin caché dans les grands brouillards.
Le feu follet des nuits d'automne.
L'esprit qui danse parmi la poudre éblouissante des mirages
de midi.
Le fantôme qui glisse sur les lises dans les ténèbres
de minuit.
La Fée des Grèves ! avec son manteau d'azur et sa
couronne d'étoiles !
-Ah ! dam ! poursuivit Simon Le Priol, ah ! dam ! ah ! dam ! Voilà
donc qu'est comme ça, pour de vrai, les gars et les filles,
je ne mens pas.
Le Breton sella son cheval noir ; le Français sella son
cheval blanc ; le Normand sella son cheval qui n'était
ni blanc ni noir, parce que, dans son pays, tout est pie, blanc
et noir, chèvre et chou, un petit peu chair, un petit peu
poisson. Quoi ! un pied chez le bon Dieu, un pied chez le diable.