Mon
vieux père, qui n'y voyait plus, ne sut pas que j'étais
blessé. Il fit en souriant, avec les lombes du daim, son
dernier repas qu'il trouva fort bon, et puis mourut.
Telle fut la conclusion du récit d'Aubry.
Comme Reine écoutait encore, il ajouta :
-Que Dieu me donne cette joie de me voir, avec maître Loys
à mes côtés et une arme dans la main, au milieu
des soudards de mon cousin Méloir, je ne lui demande pas
autre chose !
-Vous êtes brave, Aubry ! dit Reine doucement ; vous serez
un capitaine ! Oui, vous avez raison, si vous étiez libre,
nous pourrions sauver mon père.
-Eh bien donc, s'écria le jeune homme en donnant le premier
coup de lime au barreau, travaillons à ma liberté
! L'acier grinça sur le fer.
Aubry était bien mal à l'aise, mais il y allait
de si grand coeur !
-Et maintenant, Aubry, dit Reine après quelques instants,
que Dieu soit avec vous ; je vais me retirer.
-Déjà !
-Il y a deux jours que mon père m'attend.
-Mais la mer est haute !
-Elle baisse. Et s'il reste de l'eau entre Tombelène et
le Mont au point du jour, il faudra bien que je la traverse à
la nage.
-À la nage ! se récria Aubry ? ne faites pas cela,
Reine, le courant est si terrible !
-Si je traversais de jour, on me verrait, et la retraite de mon
père serait découverte. Aubry ne trouva pas d'objection,
mais toute son allégresse avait disparu.
La lune tournait en ce moment l'angle des fortifications. Un reflet
vint à l'épaule de Reine, puis la lumière
monta lentement, se jouant dans les plis de son voile noir et
parmi ses cheveux blonds.
-Quand je traverserai la mer à la nage, dit Reine, je serai
moins en danger qu'ici, mon pauvre Aubry.