-Mes
compagnons, bon sommeil je vous souhaite ! Et il se mit à
ronfler dans son fauteuil, une main sur son épée,
l'autre sur son escarcelle. Chacun fit comme lui.
Dans la salle que remplissaient tout à l'heure les chants
gaillards et les mille fracas de l'orgie, on n'entendit plus que
le bruit rauque et sourd des respirations embarrassées.
Tous étaient couchés pêle-mêle, hommes
d'armes et archers. Les pieds de l'un s'appuyaient contre la tête
de l'autre.
Corson, le savant héraut, dormait étendu sur le
dos, les jambes écartées symétriquement.
S'il était possible à un docte homme de se regarder
dormir et que Corson se fût donné ce passe-temps,
il n'eût point manqué de dire qu'il ressemblait ainsi
à un pairle. [1]
Mais Corson, tout fatigant qu'il était, ne pouvait pas
se regarder dormir. D'ailleurs, il rêvait qu'il nageait
dans une mer de sinople, fréquentée par des sirènes
de carnation. Et cela le divertissait, cet ennuyeux jeune homme.
Les autres rêvaient ou ne rêvaient point.
Les torches, accrochées au manteau de la cheminée,
s'étaient éteintes. Deux résines à
demi consumées luttaient seules contre la lune, qui lançait
obliquement dans la chambre ses rayons cristallins et limpides.
Alors une jeune fille apparut sur le seuil.
Aux lueurs indécises des deux résines, les contours
de son visage fuyaient. Quelque chose de vague et de surnaturel
était autour d'elle.
Il n'y avait pas de poètes parmi ces hommes de fer qui
dormaient, vautrés sur le sol. À voir cette apparition
pleine de grâces, un poète eût pensé
tout de suite à l'ange qui est l'âme des ruines,
à la fée qui est le souffle des grèves...
Ange ou fée, elle tremblait.
Pendant une minute, elle regarda cet étrange dortoir de
l'orgie.
Puis un éclair s'alluma dans ses grands yeux d'un bleu
obscur.
1 :
Figure héraldique qui a la forme de l'Y grec