contraire,
tu prendras un mari et tu l'aimeras. Tu auras des enfants et tu
les adoreras. Que restera-t-il pour ton pauvre vieux père
?
-Ce qui restait à votre mère tant aimée quand
vous fûtes époux et que vous devîntes père.
Une larme tomba sur la barbe blanche du chevalier.
-Ma mère ! murmura-t-il ; Dieu m'est témoin que
je l'aimais. Oh ! Reine ! pourtant ma mère est morte seule
au manoir du Roz, pendant que j'étais en guerre. Promets-moi
que tu seras là pour me fermer les yeux !
Reine ne répondit que par des baisers plus tendres. Ç'avait
été une scène touchante, lorsque le vieux
proscrit, après trois jours entiers d'attente, avait revu
enfin sa fille, escortée par ses fidèles vassaux.
Avant de la baiser, il avait mis un genou en terre pour remercier
Dieu.
Puis, il l'avait serrée contre sa poitrine déjà
creusée par la faim.
Puis encore, il avait mangé avidement, au milieu des Le
Priol, qui avaient des larmes plein les yeux à l'idée
de ce qu'avait souffert leur pauvre seigneur.
Reine le servait, lui présentant le pain et la coupe pleine.
On les avait laissés seuls après le repas.
Il y avait déjà longtemps qu'ils s'entretenaient
ainsi.
Un silence se fit. Le chevalier contemplait sa fille. Un sourire
vint à sa lèvre austère.
-Je suis jaloux de lui ! murmura-t-il.
-Lui qui vous aime tant, mon père !
-Et crois-tu que je ne l'aime pas, moi, pour lui donner ainsi
mon cher trésor ! s'écria le proscrit qui enleva
Reine dans ses bras et la posa sur ses genoux comme un enfant.
C'est un bon soldat, c'est un coeur généreux ; je
veux bien qu'il soit mon fils. Mais je te le dis, ma Reine bien-aimée,
la vieillesse est un long supplice. Nous n'acquérons plus
jamais, et toujours nous perdons jusqu'au seuil de la tombe. Voici
un homme fort, jeune, heureux, souriant aux promesses que l'avenir
prodigue. Le monde est à lui ! que fait-il ?
Il vient demander au vieillard dépossédé
une part de son bien suprême. Le riche a besoin de l'obole
du pauvre : ainsi est la vie !
Il baissa la tête, et ses cheveux blancs inondèrent
son front.
Reine était devenue triste à l'écouter.
-Tu l'aimes donc bien ! demanda-t-il brusquement.