de
boire la rivière.
Sa ménagère se lamentait et pleurait, disant : Que
Dieu ait pitié de nos vieux jours ! Nous voilà sans
maison et sur la paille !...
Frère Bruno en était là de son récit,
lorsque Aubry le saisit rudement par les épaules et le
poussa en avant.
La mer arrivait dans le lit du ruisseau qui sépare les
deux monts, et frère Bruno avait déjà de
l'eau jusqu'aux mollets.
Or, dans ces sables, quand on a de l'eau jusqu'aux mollets, la
tête y passe souvent.
Frère Bruno se mit à rire quand il fut à
pied sec.
-Messire Aubry, dit-il, je vous rends grâce. Voilà
ce que c'est que de bavarder : je ne regardais pas mon chemin.
Cela me rappelle l'histoire du vieux Martin de Saint-Jacut, qui
fut noyé en chantant ma mère l'Oie... Donc, la femme
de Joson Drelin...
-Morbleu ! mon frère ! s'écria Aubry, nous allons
nous fâcher si vous ne laissez là une bonne fois
Joson Drelin et sa femme !
Bruno le regarda stupéfait.
-L'histoire ne vous plaît pas, messire ? dit-il ; c'est
surprenant.
Mais des goûts, il ne faut point discuter, et je vais alors,
vous achever l'aventure de Pacôme, second sommelier de l'abbé
défunt.
-Ni cette aventure ni d'autres, mon frère ! Avalez votre
langue et mettez vos jambes au trot, car la mer va nous entourer.
-Oh ! répliqua le moine servant, j'aurai toujours bien
le temps de vous conter ce qui advint à maître Olivier
Chouesnel, syndic des peaussiers et mégisseurs de la ville
d'Avranches, le jour de ses noces.
-Un mot de plus, et je vous laisse là, mon frère
!
-Bon, bon, messire Aubry, ne vous fâchez pas ! Je ne conte
mes anecdotes qu'à ceux qui me les demandent. Et encore,
bien souvent, je me fais prier, témoin ce qui m'arriva
en l'an quarante-cinq, au pardon de Noyal-sur-Seiche...
Aubry n'en voulut point entendre davantage. Il prit sa course,
et le frère Bruno resta seul dans les tangues.
-Oh ! oh ! fit-il : pareille chose m'advint en Basse-Bretagne
avant la guerre. Je voulus raconter l'histoire du meunier Rouan,
qui vendit son âme au Malin pour une paire de meules, mais...
-Oh ! oh ! fit-il encore en sursaut, voici la mer pour tout de
bon !
Cette fois, il n'entama aucune histoire, et prit ses jambes à
son cou.